2 novembre 2022 à 9h35 par Fanny Paul
Pierre Soulages : "Finalement je ne travaille pas avec du noir, je travaille avec la lumière"
RETRO Pierre Soulages a longuement préparé l'ouverture de son musée à Rodez entre 2013 et 2014. A l'occasion d'une de ses visites au musée en janvier 2014, Olivier Cammas l'avait rencontré et avait évoqué avec lui son travail, ses envies et le musée qui lui est dédié.
Olivier Cammas : Vous dites que les musées, et les retrospectives vous pèsent, pourtant on inaugure aujourd’hui un musée à votre nom. Ca doit quand même faire quelque chose. Pierre Soulages, est-ce que vous êtes heureux ?
Pierre Soulages : Oui, enfin pour le moment je travaille à accrocher des toiles qui ne sont pas les miennes. C’est un musée qui porte mon nom, j’ai accepté qu’il porte mon nom, à une seule condition, c’est qu’il soit ouvert à d’autres artistes que moi. Et à des grandes expositions que j’ai eu comme il y a 30 ans, alors que j’exposais en Allemagne, et qu’elle allait en Espagne. L’exposition s’est arrêté en France, dans un lieu à Nantes, dans un lieu qu’on avait spécialement aménagé pour la recevoir. Finalement j’ai pensé que, si ce musée portait mon nom, je ne l’accepterais qu’à la condition qu’il y ait qu’un espace semblable, ouvert à d’autres expositions que la mienne.
Et alors pour l’ouverture de ce musée (en mai 2014 ndlr), malheureusement si j’ose dire, pour la grande salle d’exposition temporaire de 500 m² sera occupée par des toiles de moi, mais qui ne viennent pas de chez moi. Je m'y suis refusé absolument. Ces toiles sont prêtées par des musées européens. On a renoncé aux musées d’Asie et d’Amérique, devant le coût des transports, d’autant que toutes ces toiles sont convoyées. Ça revient très cher, alors on s’est limité aux musées européens. Alors il y aura des toiles de Belgique, d’Allemagne, de collections publiques suisses, d’Espagne, et aussi de France : du centre Pompidou, de Grenoble, de Montpellier, de quelques villes comme ça.
Pierre Soulages : "J’ai deux lieux de naissance : Rodez, et la peinture, et la peinture contemporaine notamment."
Ce musée au pied de la cathédrale de Rodez, est-ce que c’est une forme d’aboutissement ? Est-ce que c’est la notoriété d’ici qui vous touche, autant que la notoriété mondiale ?
Je suis content d’exposer ici, c’est certes mon lieu de naissance et de mes premières émotions d’art. C’est vrai. Mais en réalité, j’ai deux lieux de naissance : Rodez, et la peinture, et la peinture contemporaine notamment. C’est une exposition qui a lieu à Rodez, comme d’ailleurs à Montpellier, il y a une aile du musée Fabre qui m’est attribuée. C’est le maire de Montpellier de l’époque, Georges Frêche, qui voulait me faire un musée, réellement un musée Soulages. Il m’a présenté plusieurs lieux, et j’ai refusé, car j’ai pensé qu’un musée pour un artiste seul, en général ça dure 3 ans, et au bout de 3 ans, les gens connaissent et n’y vont plus.
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Sur les 500 œuvres qui font partie de la donation, il y a une grande partie avec des œuvres sur papier, qui sont importantes pour la qualité qu’elles ont, mais pas pour la dimension. C’était nécessaire de les rajouter. D’ailleurs j’en ai rajouté encore, qui ne sont pas une donation, mais qui sont en prêt. J’ai du rajouter 7 ou 8 grandes toiles, car le musée est très important.
Au final, qu’est ce que vous pensez du musée lui même, le bâtiment, l’esthétique ?
D’abord, l’esthétique me plaît beaucoup, avec la couleur, qui n’a pas encore acquis sa couleur tout à fait, le corten, qui est le matériau utilisé. Et puis extérieurement et même intérieurement, c’est l’acier. Le plancher est en acier par exemple. Je trouve que c’est une couleur qui va bien avec la cathédrale, c’est dans le ton, ce n'est pas choquant au contraire. Ça s’intègre parfaitement bien à ce qu’est Rodez. Et c’est extrêmement discret en plus. Quand on arrive sur le foirail on se demande même si il y aura un musée. On le sait parce qu’on a fait le tour, et qu’on a vu le bâtiment de l’extérieur. Le bâtiment qui n’a pas exactement la couleur qu’il aura, puisqu’il faut attendre, comme je vous le disais, que l’oxydation du corten ait fait son travail. Le corten, c’est un matériau dont l’oxydation crée une protection phénoménale. On installe du corten dans les ports, brut, et ça résiste à tout.
Vous n’aimez pas les étiquettes, et vous avez tenu à ne pas être emprisonné dans un courant artistique. Vous n’aimez pas expliquer vos œuvres, mais le musée accorde une part importante à l’aspect didactique, à aider à comprendre votre travail. Comment on comprend Pierre Soulages ?
Il ne s’agit pas de comprendre. La compréhension, ce n’est pas une affaire d’art. On est touchés, émus, ce qu’on appelle l’émotion esthétique, ce qui est en réalité une dynamique des émotions et même de la pensée. C’est ce qu’il se passe quand on aime. C’est quelque chose de très complexe. Le mot de comprendre non. On ne comprends pas une œuvre d’art.
Pierre Soulages : "Le noir n’est plus noir, car j’utilise la réflexion de la lumière sur les états de surface du noir." Est-ce que vous continuez à brûler les œuvres qui ne vous conviennent pas ?
Bien entendu. Je les brûle ou je les découpe en petit morceaux. Si je regarde ma vie de peintre depuis mes premières œuvres exposées depuis 1946, cela fait près de 70 ans, mais depuis 1979, c’est une autre peinture que je fais. J’utilise toujours le noir, le noir qui a été la couleur de mes débuts, d’enfant, à la surprise des adultes qui m’offraient des couleurs. Mais pendant toute une période, j’employais le noir et d'autres couleurs, mais à partir de 79, je n’utilise plus le noir comme noir. Le noir n’est plus noir, car j’utilise la réflexion de la lumière sur les états de surface du noir. Dans le musée, on est en train d’installer une peinture dans un espace qui sera complètement noir, plafond noir, sol noir, murs noirs, avec un mur seulement qui n’est pas noir ; qui est blanc. Qui est éclairé certes, mais il n’y a pas de lumières, il n’y a aucun projecteur. Et il y a une œuvre. Et on s’aperçoit à ce moment là de ce sur quoi repose ce que je fais maintenant, le reflet de la peinture sur des états de surface du noir : quand le noir est strié, ce n’est pas la même lumière qu’il réfléchit que lorsqu’il est lisse. C’est une lumière plus apaisée, plus calme, moins dynamisé par les stries. Il y a aussi des états de surface qui ne sont ni des stries, ni des surfaces lisses. C’est très complexe et ces surfaces créent des lumières différentes et c’est avec ça que je travaille. Finalement je ne travaille pas avec du noir, je travaille avec la lumière réfléchie par le noir. Juste ce que je sais, c’est la couleur que je préfères à toute, car c’est la plus puissante.
La réalité d’une œuvre d’art pour moi, c’est le triple rapport qu’il y a entre la chose que c’est, celui qui l'a créée, et celui qui la regarde. Et ce triple rapport, c’est ce qui constitue la réalité d’une œuvre.
Le travail d’un artiste n’est jamais terminé Pierre Soulages, aujourd’hui qu’est ce que vous cherchez, vers quoi vous allez ?
Si je savais vers quoi je vais, je le ferais déjà, par conséquence, c'est que je l’aurais déjà trouvé. Non, je ne sais pas. Ce qui m’intéresse, c’est de continuer à peindre, si je suis un peu agacé en ce moment, c’est de voir le temps que je passe pour organiser un musée, alors que je préférerais mille fois le passer dans mon atelier à ne rien faire ou à peindre. Je ne cherche pas le confort en tout cas, je ne pense même pas aux conditions dans lesquelles je travaille. Je suis pris par ce que je fais. Le confort n’a jamais été ma préoccupation dans le travail. Je travaille debout, ou au sol, mais je ne plie pas les genoux, car je suis encore capable de toucher la pointe de mes pieds avec mes mains sans plier les jambes. Je pense à demain toujours, je ne me retourne pas vers le passé. Mais quand j’ai eu 20 ans, j’ai abandonné les fouilles de préhistoire, j’ai abandonné le rugby, j’ai abandonné l’avion, j’ai tout abandonné pour me centrer sur tout ce qui m’intéressait le plus, à savoir la peinture.
J’ai plusieurs plaisirs, plusieurs intérêts, mais je n’ai qu’une passion, c’est la peinture. Et bien, puisque c’est une passion, j’exclus tout le reste. On est comme on est. Je ne fais pas une peinture de distraction, une peinture de décoration, j’investis des choses qui m’habitent profondément. Et si je rencontre des gens, des spectateurs, pour lesquels ce que je fais, est une chose qui les concerne personnellement, est une chose importante, je suis heureux.
Retrouvez l'interview intégrale de Pierre Soulages
Crédit photo : Musée Soulages - Christian Bousquet